Compulsions alimentaires, anorexie, boulimie, hyperphagie. Quelles sont leurs origines et comment les soigner?

Auteurs(s) : Nadia Lacombe

“Je suis anesthésiée. Le monde extérieur est annulé, gommé, effacé. Effacé le désir des hommes, effacé tout autre désir. Je deviens invisible à mes propres yeux. La haine est enfouie, la souffrance aussi. Je peux vivre en autarcie totale entre mon lit, mon canapé et mon frigidaire. J’ai créé un monde parfait pour mon seul désir. Je suis annihilée, étouffée, anéantie. Je vis sur le mode primaire et j’attends que la vie passe”. Un témoignage d’une patiente obèse et boulimique qui manifeste un grand détresse psychologique dans lequel elle se trouve.

Grignotages répétés, envies irrépressibles de sucré, de salé, de trop manger tout le temps… Dès le début de notre vie l’alimentation a pour but de répondre à nos besoins physiques et énergétiques pour nous permettre de vivre. Elle répond également à nos besoins psychiques au travers du plaisir qu’elle procure. Un rapport “sain” à la nourriture se construit dans l’enfance. Nous apprenons ce que veut dire manger : un rituel convivial, un acte de sollicitude et d’amour, un passe-temps ou un moyen de réconforter. Le fait d’avoir assez à manger ou pas, les aliments interdits ou préférés, les “spécialités de famille” - toutes les détailles qui accompagnent un repas impactent notre futur rapport à la nourriture.

 

Mon corps, mon amour

 

Comment vous percevez votre corps? Vos représentations sont-elles réalistes? Votre corps est-il un poids que vous traînez derrière ou bien est une source de plaisir?  Quelles sont les traditions autour du corps dans votre famille?

Notre corps est le reflet de nous-mêmes, de notre personnalité. Les personnes atteintes de troubles du comportement alimentaire (TCA) ont souvent une image du corps alternée: elles se croient plus minces dans le cas de l’obésité ou plus grosses en cas de l’anorexie mentale et de la boulimie. Le côté intellectuel est surinvesti chez ces personnes, le lien avec le corps et ses besoins est perdu. Dans le cas contraire la personne accorde beaucoup trop d’attention à la physique et le corps devient un élément de statut, comme une voiture ou une montre. Dans tous les cas le corps n’est pas à sa juste place -  un ami, un contenant, un appui, un organisme vivant lié à son environnement.

 

Quand la souffrance s’invite à table

 

Les troubles alimentaires les plus connus sont l’anorexie, la boulimie et l’hyperphagie boulimique. Voici les définitions de ces troubles selon le DSM-5 (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l'Association Américaine de Psychiatrie)

Qu’est ce que l’anorexie?

L’anorexie mentale se manifeste par:

  • Refus de maintenir le poids corporel au dessus de la normale minimale,
  • Peur intense de prendre du poids et de devenir gros, alors que le poid est inférieur à la normale,
  • Altération de la perception du poids ou de la forme de son corps, influence exagérée du poids ou de la silhouette sur estime de soi, déni de la gravité de la maigreur actuelle.
  • Absence d’au moins 3 cycles menstruels consécutifs (aménorrhée) chez les femmes menstruées.

Qu’est ce que la boulimie?

La boulimie se manifeste par:

  • Survenue d’épisodes d’hyperphagie récurrentes. C’est-à-dire : absorptions alimentaires largement supérieures à la moyenne et en peu de temps (par ex. moins de 2 h),
  • L’impression de perdre le contrôle des quantités ingérées ou de la possibilité de s’arrêter.
  • Mise en œuvre de comportements compensatoires visants à éviter la prise de poids (vomissements provoqués, prises de laxatifs ou de diurétiques, jeûnes, exercice excessif). * Avec une fréquence moyenne d’au moins 1 fois par semaine durant au moins 3 mois. * L’estime de soi est perturbée de manière excessive par la forme du corps et le poids.

L’hyperphagie boulimique a souvent été considérée comme une forme de boulimie sans conduite compensatoire. Aujourd’hui c’est un trouble à part entière dans la classification du DSM V. Les études les plus récentes tendent à démontrer l’existence de cette maladie en tant qu’entité particulière, avec une physiopathologie propre, et dont certaines composantes sont assez proches des addictions.

Le plus souvent ces troubles de l’alimentation surviennent à l’adolescence ou au début de l’âge adulte - un nouveau corps féminin (ou plus rarement masculin) à s’approprier, la sensibilité au regard des autres, des idées reçues sur la nourriture et le corps... L’envie de contrôler ces changements amène les jeunes à faire des régimes. Un régime alimentaire restrictif provoque un dérèglement des sensations de faim et de satiété qui régulent naturellement notre poids.

La personne est de plus en plus préoccupée par les questions de la nourriture, parfois elle peut organiser sa journée en fonction des repas et des comportements de purge s’ils ont lieu (vomissements, la prise des laxatifs, l’activité physique excessive en vue d’éliminer des calories). La souffrance gagne en espace et en temps, et dorénavant nous pouvons utiliser le mot “trouble”.

La honte et le dégoût ce sont deux émotions clés chez les patients souffrants de troubles alimentaires.

Quelle est la dynamique et le rôle de ces émotions dans les comportements alimentaires?

La personne le vit souvent comme suit: ”J’ai honte de mon corps. Je dois m’en débarrasser. Je me fais tellement honte que je vais tout faire pour me contrôler, pour changer cette horrible silhouette que je vois dans le miroir. Je mets en place plein de choses: les exercices, le régime... je m’épuise: au moins j’ai de la volonté et je ne laisserai pas ce terrible poids qui est mon corps gagner sur moi.

Mais soudain, ce soir, je me sens trop mal, j’ai besoin de me consoler, j’ai trop de tristesse et de peine... Il me reste que la nourriture pour me sentir mieux, je vais me faire plaisir en mangeant - une fois c’est pas grâve! Je me laisse aller, j’oublie ma souffrance.

Sauf qu’après je suis encore plus dégoûtée de moi, je n’arrive jamais à me contrôler! Je suis lâche et incapable! C’est horrible, je hais mon corps!

Par contre, je peux toujours exercer ma volonté en me faisant vomir, comme ça je me débarrasse de ce que j’ai englouti en trop, ça va me soulager... Mais ça change rien car après je me parais toujours aussi grosse et dégoûtante, je sais que je vais recommencer à me punir parce que j’ai honte de ce que je suis.”

C’est un cercle vicieux qui fait que la personne recommence les mêmes comportements et n’arrive pas à s’en sortir jusqu’à ce que, dans une relation thérapeutique, nous arrivons à le partager et à vivre ensemble cette honte de soi, pour apprendre à se consoler autrement, avec bienveillance et acceptation.

 

L’image de soi qui s’enracine dans l’enfance. Apprendre à prendre soin de soi

 

Tout au début de sa vie l’enfant n’a pas d’autre information sur lui à part celle que ses parents (ou les personnes qui s’occupent de lui) lui donnent. Les traditions familiales autour de la corporalité jouent un rôle important dans les perceptions que la personne a sur elle-même.

Faut-il toujours finir l’assiette ou on a le droit de jeter la nourriture si on n’a plus faim? Est-ce que tout le monde mange la même chose ou il est possible de choisir son plat?

Il est important que les questions des enfants sur le corps et son fonctionnement soient des sujets de discussion naturelles et spontanées pour les parents. La honte de son corps est un ressenti très désagréable et nocif pour l’image de soi de l’enfant. Souvent j’entends des patients me dire que leur corps est sale, laid et dégoûtant, un poids inutile qu’ils sont obligés à supporter. Cette dévalorisation du corps est un des symptômes du trouble alimentaire.

“Quand je fais les crises de boulimie le monde autour n’existe pas. C’est moi et des gourmandises, le temps s’arrête.” Finalement, qu’est-ce que c’est si ce n’est pas un moment de plaisir, une tentative de prendre soin de soi par un moyen très primaire. Ce témoignage nous parle d’une fusion à la nourriture - qui fait penser à une jouissance du nourrisson lors de l’allaitement. La vie était désagréable, angoissante et pénible et d’un coup - la paix et le bonheur. Le ressenti de béatitude est généreusement compensé par la culpabilité qui ajoute de plus en plus de peine et la personne s’enfonce dans le mal-être à chaque cycle de ce cercle vicieux.

 

Quelles solutions pour la thérapie des troubles du comportement alimentaire (TCA) ?

 

Comment rendre à ces patientes une vision bienveillante d’elles-mêmes? Une possibilité de se regarder avec amour, de s’occuper de soi au lieu de se punir, de croire qu’elles peuvent être attractives pour les autres et aimées par quelqu’un même si elles ne sont pas parfaites? Comment réconcilier l’image du corps qu’elles ont reçue dans leur famille (ou une absence de cette image, l’ignorance) et leur attitude vis-à-vis de soi?

Le rôle de la relation thérapeutique dans laquelle le thérapeute peut supporter la honte et le dégoût et témoigner de la beauté de l’autre pour l’aider à construire une nouvelle vision de soi est primordial dans ce processus.

Tout d’abord il faudra s’accorder du temps car notre comportement alimentaire est un phénomène complexe. Il peut paraître facile de planifier un repas équilibré et en même temps c’est un arbre qui cache la forêt. Pourquoi nous mangeons comme nous mangeons? Quelle habitude est à déconstruire et quelle habitude est à adopter?  Comment organiser nos repas pour avoir des nutriments nécessaires et du plaisir? Enfin, comment adapter tout cela à notre mode de vie? Vaste programme qui demande du temps et de l’effort.

Un accompagnement psychologique peut être complété par des consultations d’un diététicien et une pratique de l’activité physique régulière.

Le travail psychologique c’est en quelque sort une rééducation à l’écoute du corps, ses sensations, ses besoins et ses envies. La personne qui n’entend plus ces signaux est privée de repères importants, elle essaye de les trouver à l'extérieur (par exemple, en comptant des calories) mais se trompe dramatiquement d’endroit. Une compétence très importante à acquérir est la différenciation de la faim (physiologique) et de l’envie de manger (psychologique). Il faut noter que l’envie de manger a tout à fait sa place. Les recherches montrent : manger ce que vous aimez induit une diminution d'appétit naturellement.

En même temps le travail sur les émotions, les techniques de la pleine conscience sont conseillées. Elles permettent de se recentrer et redécouvrir ses sensations et ses émotions sans porter de jugement mais les considérer comme une information que notre corps nous donne.

Il peut être difficile de commencer à écouter le corps qui a été ignoré et malmené pendant des années. En même temps  la réalité clinique nous montre que c’est possible et avec du temps et de l’aide des professionnels spécialisés le corps commence à prendre sa juste place.