Le défi de vivre à l'étranger et de gérer l'éloignement de ses parents vieillissants

Auteurs(s) : Maria Mogileva Menuet

Quand on prend une décision de s'expatrier, cela implique nécessairement un éloignement de son entourage, en particulier, de sa famille d’origine. Cet éloignement des enfants, qui partent souvent en étant jeunes adultes, de leurs parents, qui commencent progressivement à vieillir, représente fréquemment une expérience douloureuse pour les deux parties. L'expatriation est souvent vécue au début comme une histoire amoureuse : c’est un rêve, un espoir d’une vie meilleure, un grand projet, une aventure incroyable. Ces sentiments nous poussent à avancer et à déployer l’énergie nécessaire pour mettre en œuvre ce projet. Durant cette période, il est rare qu’on pense beaucoup à l’impact qu’aura sur nous l’expérience de vivre loin de sa famille. Et même quand on y pense, on a du mal à bien se la représenter car c’est quelque chose de totalement inconnu. Quand on commence une courte période dite de “lune de miel”, nous sommes confrontés aux changements majeurs de nos représentations de soi, de la vie, de la famille, du futur, et cela amène beaucoup de sentiments ambivalents par rapport à la relation avec nos parents restés seuls dans notre pays d’origine. En plus du déracinement qu’on vit en tant qu'expatriés et de la souffrance liée à la séparation avec nos parents vieillissants, il y aussi la souffrance des parents qui se sentent abandonnés et inutiles

Un jeune qui part vivre à l’étranger est animé par son rêve d’un futur désiré où il sera libre de vivre sa vie comme il le souhaite. Cette étape représente symboliquement le moment de séparation avec sa maison natale, sa terre, sa famille, ses racines pour découvrir le monde et grandir intérieurement. Un jeune adulte peut en même temps être très partagé entre son envie de partir vivre ailleurs, et sa culpabilité vis-à-vis de ceux qu’il laisse derrière lui.

Néanmoins, en allant vivre dans un autre pays loin de chez soi, ce n’est pas la première chose qui nous vient à l’esprit. On se demande rarement que va-t'il se passer si je construis une famille à l’étranger ? Mes enfants verront-ils souvent leurs grands-parents ? Et si ma mère ou mon père tombent malades, comment pourrais-je être présent, comment faire un choix entre être là pour mes enfants en bas âge ou mon parent à l’hôpital ? Comment gérer la culpabilité, le manque, le désir de partager ce qu’il se passe dans ma vie quotidienne ? Comment préserver le lien familial ? Ou bien, si pour une raison ou une autre j’ai eu envie de fuir ma famille, comment expliquer cette partie de moi qui me manque ? Toutes ces questions viennent plus tard, quand on voit nos parents vieillir, perdre leurs forces, souffrir de solitude ou de maladies. Elles viennent aussi beaucoup plus en devenant soi-même parent, car notre vécu enfantin se réactualise : on se revoit enfant, cherche à faire le tri entre ce qu’on souhaite garder et transmettre à ses descendants et ce dont on aimerait se débarrasser pour ne pas reproduire les mêmes erreurs.

Bien sûr, ces questionnements peuvent provoquer un vécu très différent en fonction des individus. Imaginons un expatrié bien intégré ayant  trouvé une voie professionnelle et ayant créé un cercle social. Une fois entouré d’une famille où son couple partage la valeur de garder le lien avec les grands-parents en les impliquant, par exemple, dans la vie des enfants, cette personne va probablement avoir moins de mal à vivre son expatriation. Inversement, il y a ceux qui n’arrivent pas à convaincre leur partenaire de la nécessité d'un retour ponctuel au pays. Ceux qui souffrent beaucoup d’un mal du pays. Ceux dont les relations sont tendues avec les beaux-parents. Plus particulièrement, l’un des partenaires est très attaché à sa famille d’origine, alors que l’autre non, cela peut être une source de tensions : celui qui souhaite s’éloigner peut avoir du mal à comprendre pourquoi son conjoint a toujours besoin de revenir vers sa famille d’origine. Ces profils d’expatriés risquent d’avoir plus de difficultés à refaire leur vie à l'etranger et à vivre loin de leurs parents.

Du côté parental, l’éloignement provoque aussi une souffrance. Un vieillissement solitaire, le fait de vivre loin de ses enfants, l’impossibilité de partager la vie de ses descendants, la hantise d’une dégradation de l’état de santé dans un isolement angoissant, voilà tout autant de questionnements qui les travaillent.

Au cas où la décision d’un regroupement familial est prise, celle-ci implique souvent un déracinement douloureux des parents vieillissants, l’abandon de tout ce qu’ils ont pu construire leur vie durant et, très souvent, une mise à l’écart dans le nouveau pays. Cela représente également une lourde charge pour les enfants qui accueillent leurs parents peu autonomes dans cette nouvelle vie, car il s’agit de les accompagner dans toutes leurs démarches quotidiennes.

La vie dynamique d’aujourd’hui implique souvent de nombreuses expériences d’expatriation : pour découvrir d’autres pays, s’ouvrir au monde, trouver une meilleure situation de vie, fuir un conflit ou un désastre. Ces déménagements représentent une charge économique, physique et mentale importante car ils nous poussent à reconstruire notre vie à chaque fois. Mais notre besoin d’appartenance, de se sentir chez soi, d’être entouré par des gens qui nous aiment reste notre besoin fondamental qui nécessite d’être comblé. Et la vie nous repose d’une façon ou d’une autre les questions de nos racines et de nos relations à notre famille d’origine auxquelles on est tôt ou tard amené à répondre pour continuer à construire chaque étape importante de notre existence. Il est donc indispensable de se représenter cette dimension du lien familial à distance et de réussir à le nourrir d’une façon satisfaisante pour tous les membres de la famille.

Comme dans tout problème complexe, il n’y a pas de solution facile ni universelle. Chacun va devoir trouver celle qui permet à sa famille d’exister au mieux. Certains vont décider de rentrer au bout de quelques années d’expatriation car les racines, le sentiment d’être chez soi et le fait de se sentir entouré et soutenu par sa famille devient le besoin primordial. D’autres vont trouver un rythme qui convient à tous entre les visites familiales dans le pays d’expatriation et les moments qu’ils passent dans leur pays d’origine. D’autres encore vont faire le choix de faire venir leurs parents dans le pays d’accueil et vont complètement changer le cours de leur histoire familiale en s'intégrant dans la nouvelle culture. Certains vont couper les ponts avec leurs familles car il deviendra impossible de maintenir le lien à distance ou apprendront la maladie ou le décès de leurs parents en étant loin. Toutes ces décisions auront un impact majeur sur leur vision de soi, de la vie, des relations avec les autres et de la famille. Il est donc très important de les prendre en adéquation avec ce que représente nos valeurs profondes pour pouvoir construire un projet de vie qui est véritablement le nôtre.