Gérer les interventions de crise lorsqu’on est psychologue en ligne : défis et stratégies efficaces

Auteurs(s) : Maria Mogileva Menuet

Introduction

La thérapie en ligne est devenue une alternative indispensable pour de nombreux professionnels de la santé mentale. Bien que ce format présente plusieurs avantages en termes d'accessibilité et de flexibilité, il soulève aussi des défis, notamment lors d'interventions de crise. Les crises psychologiques, comme les épisodes suicidaires, les attaques de panique, ou les crises de stress aigu, nécessitent une attention immédiate et une gestion appropriée, même à distance.

Cet article explore les spécificités des interventions de crise en ligne, les défis uniques qu'elles posent, et les stratégies que les professionnels peuvent utiliser pour répondre efficacement à ces situations.

 

Qu'est-ce qu'une intervention de crise ?

Une intervention de crise est une réponse immédiate à une situation où un individu est en détresse émotionnelle ou psychologique. Cela peut inclure des pensées suicidaires, des comportements autodestructeurs, des agressions émotionnelles, ou des troubles sévères de la régulation des émotions. En ligne, ces crises peuvent surgir pendant une session de thérapie, ou être communiquées par d'autres moyens, comme des messages textes ou des emails d’urgence.

 

Les défis des interventions de crise en ligne

1. Absence de présence physique

L’un des principaux défis de l’intervention de crise en ligne est l’absence de contact physique direct. En présentiel, le thérapeute peut souvent évaluer la situation plus rapidement, observer les signes non verbaux et intervenir physiquement en cas de besoin. En ligne, cette possibilité est limitée, ce qui rend plus difficile l’évaluation complète de la gravité de la crise.

2. Problèmes techniques

Les interruptions de connexion internet, les problèmes de son ou d’image peuvent perturber une intervention de crise, augmentant ainsi la détresse du client. En cas de perte de connexion lors d’un moment critique, la sécurité et le bien-être du client peuvent être compromis.

3. Confidentialité et sécurité

La gestion d’une crise à distance pose des questions éthiques et pratiques concernant la confidentialité. Par exemple, si un client exprime des pensées suicidaires ou des comportements dangereux, la géolocalisation immédiate pour envoyer des secours peut ne pas être possible.

4. Évaluation à distance de la sécurité

L’évaluation des comportements à haut risque, comme les automutilations ou les risques suicidaires, peut être plus complexe sans la possibilité d’observer vraiment le patient dans son environnement physique. Bien que l’accès à l’environnement domestique et aux objets dangereux soit limité, la thérapie en ligne peut offrir certains avantages spécifiques, comme la possibilité d’intervenir en temps réel dans l’espace personnel du patient. Cependant, cela dépend largement de la collaboration du patient et de la qualité de la communication. Dans tous les cas, la vigilance du thérapeute et la confiance qu’il établit avec son patient restent des éléments cruciaux pour intervenir efficacement en cas de crise. 

 

Stratégies d'intervention pour un psychologue en ligne

1. Préparation en amont

   - Établir des protocoles clairs dès le départ : Dès le début de la relation thérapeutique en ligne, il est important d’établir des règles concernant les situations d’urgence. Cela inclut l’obtention des coordonnées des proches ou des informations sur l’équipe médicale locale du patient. De plus, convenir d’un plan d’action si la connexion est interrompue pendant une crise est crucial.

   Formation continue : Les thérapeutes doivent être formés spécifiquement aux interventions de crise en ligne, incluant des formations sur les outils et plateformes qui permettent des interventions d’urgence, comme des applications de géolocalisation en cas de crise grave.

 

2. Outils de communication et suivi

   - Outils de communication asynchrone : Utiliser des plateformes sécurisées pour permettre aux clients de communiquer leurs états d'urgence en dehors des séances programmées, comme des messageries instantanées ou des applications de suivi de la santé mentale.

   - Accès rapide à des ressources d'urgence : Avoir à disposition une liste de ressources locales (numéros de téléphone d’urgence, hôpitaux psychiatriques, équipes mobiles de crise) dans la zone géographique du client permet une intervention plus rapide en cas de besoin.

 

3. Évaluation des risques à distance

   - Utiliser des questionnaires et des évaluations numériques : Des outils d’évaluation en ligne pour évaluer les risques suicidaires, peuvent être envoyés au client avant ou pendant la session pour avoir une estimation objective de la situation.

Voici la liste des questionnaires qui peuvent aider à évaluer les risques :

  • Échelle de Columbia pour l’évaluation du risque suicidaire (C-SSRS)
  • Beck Scale for Suicide Ideation (BSSI)
  • Patient Health Questionnaire-9 (PHQ-9)
  • Échelle d’évaluation rapide des risques de suicide (RSQ – Risk Screening Questionnaire)
  • Échelle d’évaluation de la crise (Crisis Assessment Scale - CAS)
  • Crisis Triage Rating Scale (CTRS)
  • Échelle d’Évaluation du Stress Post-Traumatique (PCL-5 - PTSD Checklist for DSM-5)
  • Brief Psychiatric Rating Scale (BPRS)
  • Suicide Risk Assessment Guide (S-RAG)

 

   - Demandes directes sur la sécurité immédiate : Le thérapeute doit poser des questions spécifiques et directes pour évaluer la sécurité du client (ex. « Avez-vous accès à des moyens de vous blesser ? », « Êtes-vous seul chez vous ? »).

 

4. Interventions psychologiques immédiates

   - Techniques de grounding et de régulation émotionnelle : Lors d'une crise en ligne, des techniques de grounding (enracinement) comme des exercices de respiration ou des méthodes de relaxation progressive peuvent aider à réduire rapidement le niveau de détresse.

   - Développer un plan de sécurité : Créer un plan de sécurité ensemble, où le client liste les personnes à contacter, les lieux sécurisés, et les stratégies à utiliser en cas de crise, peut aider à restaurer un sentiment de contrôle.

 

Techniques de Grounding (Ancrage)

Les techniques de grounding ont pour objectif de ramener une personne à l’instant présent, en l’aidant à se reconnecter à la réalité quand elle se sent submergée par des pensées, des souvenirs traumatiques ou des émotions intenses. Elles sont particulièrement utiles en cas de dissociation, de flashbacks ou de panique.

 

1. Technique des 5 sens

Description : Cette méthode consiste à utiliser les cinq sens pour se concentrer sur ce qui se passe dans l’environnement immédiat.

Instructions :

  • Identifiez 5 choses que vous pouvez voir autour de vous.
  • Identifiez 4 choses que vous pouvez toucher.
  • Identifiez 3 choses que vous pouvez entendre.
  • Identifiez 2 choses que vous pouvez sentir.
  • Identifiez 1 chose que vous pouvez goûter.

Effet : Cette technique ancre la personne dans son environnement immédiat en engageant activement ses sens, ce qui l’aide à revenir au présent.

 

2. La respiration consciente

Description : Cette technique implique de concentrer son attention sur le rythme de la respiration pour favoriser un retour au calme.

Instructions :

  • Inspirez profondément par le nez pendant 4 secondes.
  • Retenez votre souffle pendant 4 secondes.
  • Expirez lentement par la bouche pendant 6 secondes.
  • Répétez plusieurs fois jusqu’à ce que le calme s’installe.

Effet : La respiration consciente aide à réduire le rythme cardiaque, favorise la relaxation et recentre l’attention sur les sensations corporelles.

 

3. Se concentrer sur un objet

Description : Choisir un objet dans l’environnement immédiat et se concentrer pleinement dessus.

Instructions :

  • Prenez un objet dans votre environnement (stylo, clé, livre).
  • Observez attentivement cet objet : sa couleur, sa forme, sa texture, son poids.
  • Essayez de décrire l’objet en détail dans votre tête ou à haute voix.

Effet : Cela aide à détourner l’attention des pensées intrusives et à réorienter la personne vers un focus spécifique dans le monde extérieur.

 

4. Ancrage corporel

Description : Utiliser des sensations physiques pour se reconnecter à son corps et à l’instant présent.

Instructions :

  • Appuyez fermement vos pieds contre le sol. Sentez la solidité sous vos pieds.
  • Serrer et relâcher doucement les poings, ou croiser les bras autour du corps pour créer une sensation de sécurité.
  • Prenez conscience des points de contact entre votre corps et la chaise ou le sol.

Effet : Cette technique permet de retrouver une sensation de sécurité physique et de stabilité.

 

5. Compter à rebours

Description : Une méthode simple qui consiste à distraire l’esprit en comptant à l’envers, souvent par étapes de trois ou de cinq.

Instructions :

Commencez à compter à partir de 100, et descendez de trois en trois (100, 97, 94, etc.).

Effet : Cela détourne l’attention des émotions intenses ou des pensées intrusives en engageant la logique et le calcul mental.

 

Techniques de Régulation Émotionnelle

Les techniques de régulation émotionnelle sont conçues pour aider une personne à identifier, gérer et moduler ses émotions intenses. Ces techniques sont souvent utilisées dans le cadre de la thérapie dialectique comportementale (TDC), notamment pour les personnes qui souffrent de troubles de la régulation émotionnelle.

 

1. La technique STOP

Description : Cette méthode est un acronyme pour Stop, Take a step back (Prenez du recul), Observe, Proceed mindfully (Agissez en pleine conscience).

Instructions :

Stop : Arrêtez ce que vous faites.

Take a step back : Prenez un instant pour respirer et ne pas agir impulsivement.

Observe : Observez ce que vous ressentez. Notez vos pensées, émotions et sensations physiques sans jugement.

Proceed mindfully : Agissez en tenant compte de ce que vous avez observé, et en utilisant des stratégies de gestion appropriées.

Effet : Cette technique aide à interrompre une réaction émotionnelle impulsive et à prendre du recul pour agir de manière plus réfléchie.

 

2. Réévaluation cognitive

Description : Il s’agit de réexaminer la situation pour changer la manière dont on la perçoit, afin de modifier la réponse émotionnelle.

Instructions :

Prenez un moment pour évaluer la situation qui vous cause de la détresse.

Posez-vous des questions comme : “Est-ce que je réagis de manière disproportionnée ?”, “Est-ce que je peux voir cette situation d’une autre manière ?”

Essayez de trouver une nouvelle perspective qui soit plus apaisante ou réaliste.

Effet : Cela permet de diminuer l’intensité émotionnelle en modifiant la perception de l’événement.

 

3. La technique du “self-soothing” (auto-apaisement)

Description : Utiliser des activités ou des objets pour s’apaiser et réguler ses émotions.

Instructions :

Utilisez les 5 sens pour vous calmer. 

Vision : Regardez des photos apaisantes, comme des paysages.

Audition : Écoutez une musique relaxante ou des sons de la nature.

Toucher : Tenez un objet doux ou confortable (couverture, peluche).

Olfaction : Allumez une bougie parfumée ou sentez des huiles essentielles.

Goût : Sirotez une boisson chaude ou mangez un petit en-cas réconfortant.

Effet : Ces activités permettent de créer une sensation de confort et de réconfort pour diminuer l’intensité émotionnelle.

 

5. Utilisation d'équipes d’intervention locales

   - Coordination avec des ressources locales : En fonction de la gravité de la crise, il peut être nécessaire de contacter les services locaux d’urgence ou des proches du client pour intervenir directement. Cela implique que le thérapeute ait obtenu les coordonnées des personnes à prévenir dès les premières séances.

   - Intervention mobile : Certaines régions disposent d’équipes mobiles de crise qui peuvent se rendre au domicile du client. Le thérapeute peut coordonner ces équipes en cas d’urgence.

 

Limites et responsabilités légales

 

Les thérapeutes doivent être conscients des lois en vigueur dans leur pays ou région en ce qui concerne les interventions de crise en ligne. Cela peut inclure des restrictions sur les actions pouvant être entreprises à distance, la nécessité de rapporter certaines situations (comme les menaces suicidaires) ou les obligations en matière de confidentialité.

En France, les interventions de crise à distance, notamment dans le cadre de la thérapie en ligne ou de la téléconsultation, sont encadrées par plusieurs lois et règlements pour assurer la sécurité des patients et la protection de leurs données. Ces lois touchent à la pratique de la psychologie et de la psychiatrie, à la gestion des crises, et à la protection des données personnelles. Voici les principaux aspects législatifs à prendre en compte :

 

1. Code de la santé publique et pratiques de téléconsultation

Le Code de la santé publique régit la pratique des psychologues et des psychiatres en France, y compris les modalités de téléconsultation et de télépsychiatrie. Selon la loi :

  • Téléconsultation : Elle est autorisée en France sous certaines conditions. Les professionnels doivent obtenir le consentement éclairé du patient pour pratiquer une consultation à distance.
  • Évaluation du risque : En cas de situation de crise (comme des pensées suicidaires ou des comportements à risque), le professionnel doit évaluer le degré de dangerosité de la situation et, si nécessaire, agir pour protéger le patient. Il peut être amené à contacter les services d’urgence ou un proche du patient si celui-ci est en danger immédiat.
  • Obligation de moyens : Le thérapeute a l’obligation de prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir la sécurité du patient, même à distance. Cela peut inclure la mise en place de protocoles en cas de coupure de connexion, la demande d’accès à des informations d’urgence, ou la coordination avec des services locaux.

 

2. Secret professionnel et confidentialité

Les psychologues et psychiatres sont soumis au secret professionnel, y compris dans le cadre des consultations à distance. Les informations échangées au cours d’une intervention de crise doivent rester confidentielles, sauf en cas de nécessité de protéger une personne en danger, ce qui peut entraîner une levée partielle du secret professionnel.

  • Levée du secret professionnel : En cas de danger grave et imminent pour le patient (risque de suicide, d’automutilation, etc.), le thérapeute peut être amené à informer les autorités compétentes ou des proches du patient, sans enfreindre la loi. Cette levée du secret doit être strictement limitée à ce qui est nécessaire pour la protection de la personne.

 

3. Protection des données personnelles (RGPD)

Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) encadre la collecte, le stockage et la gestion des données personnelles des patients en France et dans l’Union européenne. Cela inclut les données échangées lors des consultations en ligne, notamment dans le cadre des interventions de crise.

  • Consentement du patient : Le patient doit donner son consentement explicite pour que ses données soient collectées et traitées. Cela inclut les informations personnelles, les données de santé, et les détails partagés lors des séances.
  • Sécurisation des données : Les plateformes de téléconsultation utilisées pour les interventions de crise doivent être conformes au RGPD. Les thérapeutes doivent utiliser des outils sécurisés (certifiés Hébergeur de Données de Santé - HDS) pour assurer la protection des échanges et des informations partagées.
  • Conservation des données : Les thérapeutes sont tenus de conserver les données des patients dans des conditions sécurisées et pour une durée limitée. Toute violation de ces données doit être signalée à la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés).

 

4. Responsabilité légale des thérapeutes

Les thérapeutes ont une responsabilité légale de prendre des mesures pour prévenir tout dommage immédiat à leurs patients. En cas de crise grave lors d’une intervention à distance :

 

  • Obligation de vigilance : Si un patient est en danger, le thérapeute doit utiliser tous les moyens disponibles pour assurer sa sécurité. Cela peut inclure l’activation d’un plan de crise, l’appel aux services d’urgence (le SAMU en France, via le numéro 15, ou les pompiers via le 18), ou l’appel à une équipe de crise mobile locale.
  • Non-assistance à personne en danger : Selon l’article 223-6 du Code pénal, le thérapeute peut être tenu pour responsable s’il ne fait pas tout son possible pour aider une personne en danger immédiat, même à distance. Cela inclut la mise en œuvre d’actions préventives en cas de risque suicidaire ou de comportement dangereux.

 

5. Pratiques spécifiques pour la gestion de la crise à distance

 

Les autorités sanitaires recommandent que les professionnels mettent en place des plans d’urgence pour gérer les crises à distance. Voici quelques aspects à respecter :

 

  • Collecte d’informations d’urgence : Lors de la première consultation en ligne, le thérapeute doit demander les coordonnées d’une personne de confiance ou de proches pouvant être contactés en cas d’urgence.
  • Accès à des services d’urgence locaux : Le professionnel doit s’assurer de connaître les services d’urgence accessibles dans la zone géographique du patient, pour coordonner les secours si nécessaire.
  • Protocole de coupure de connexion : Si une coupure de connexion survient pendant une crise, le thérapeute doit avoir établi un protocole à l’avance, avec un numéro de téléphone d’urgence à contacter en cas de besoin.

 

6. Formation et supervision des thérapeutes

Les thérapeutes en France doivent être formés pour gérer les crises à distance. Des programmes de formation continue sur les interventions de crise en ligne sont recommandés pour s’assurer que les professionnels connaissent bien les outils et les protocoles à utiliser en situation d’urgence.

 

Conclusion

Les interventions de crise en ligne représentent un défi complexe mais essentiel dans le cadre de la thérapie à distance. En adoptant des stratégies spécifiques pour évaluer et répondre à ces situations, et en se formant à l'utilisation d'outils numériques adaptés, les thérapeutes peuvent offrir une réponse efficace et sécurisée aux patients en détresse. Préparer un plan d'urgence en amont, utiliser les bons outils d'évaluation, et collaborer avec des ressources locales sont des éléments clés pour réussir ces interventions à distance.